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24 novembre 2014

Les solitaires

Laurent, c'est notre SDF, celui des marches entre Leclerc et La Comète. Avant l'hiver sa dernier, ils étaient deux : Johnny et lui. Johnny a disparu. J'avais eu des nouvelles par les services sociaux de la mairie. Laurent est seul maintenant. J'en parle parfois dans ce blog. Je me rappelle avoir écrit qu'il était toujours poli et qu'il me saluait d'un tonitruant "Salut Nico" avec un sourire et cette intonation qu'on a quand on est content de voir quelqu'un.

Ce matin, il n'était pas là. C'est très rare. Vous dire que j'ai remarqué son absence serait mentir pour faire pleurer dans les chaumières. C'est en disant "bonjour" à Christian, à la Comète, que je me suis rendu compte qu'il me manquait quelque chose. En prenant le métro, j'ai vu Laurent arriver. Il avait deux grosses valises. "Salut Nico !"  Moi : "salut Laurent ! T'es en retard au travail ?"  Lui : "hu hu".

Nos échanges dépassent rarement ces quelques mots. Et encore, ça ne fait pas un an que je connais son prénom.

Si je sais qu'il passe ces journées là, c'est que je le vois aussi le samedi soir. Et s'il passe ces journées sur ces marches (ou souvent debout devant, voire allongé au pied quand il est saoul), je suppose que c'est parce qu'il y est bien. Deux ou toujours par semaine, il y a une vendeuse de fleurs, à la sauvette, qui s'installe là. Ils papotent un peu. Parfois, un autre type, un petit gros avec les cheveux très court, vient discuter avec lui. Je ne crois pas qu'il soit sdf. Il fait plutôt penser à l'idiot du village.

Ce matin, quand je l'ai vu, j'ai mis une seconde à le reconnaître, vu qu'il n'était pas dans son coin habituel. J'ai eu une pensée bizarre, comme si tous les solitaires que je connais dans la commune me sont passés dans la tête.

Ce ne sont pas des sdf. J'en connais avec assez de moyens pour manger tous les jours à la Comète ou à l'Amandine. Une façon de ne pas manger seul ? Une habitude ? La flemme de se faire à manger ? Je ne leur jette pas la pierre, je mange souvent au bistro mais, auparavant, je suis avec mes potes.

C'est presque à ça que je les sépare du reste de la population dans mon crâne : ils semblent ne pas avoir de pote ou de vie sociale, même au bistro. C'est presque effrayant. On les connaît assez pour savoir qu'ils n'ont pas de famille et, quand ils sortent, ils ne font rien pour avoir des potes comme s'ils savaient qu'ils allaient échouer. Certains disent bonjour, d’autres répondent poliment, voire font un geste pour montrer qu’ils vous aiment bien… Puis ils s’isolent, en salle, en terrasse ou au comptoir.

Parfois, on les englobe dans nos discussions mais ça se termine souvent mal. Soit on les fait chier et ils le font comprendre, soit ils deviennent exubérant, comme s’ils étaient le centre du monde et on comprend alors que tous leurs autres copains ont fui. Alors le ton monte et ils retournent dans leur coin.

Je parle souvent de mes potes, les petits vieux de Bicêtre, qui sont aussi solitaires ou, plus exactement, seuls, mais s’ils viennent au bistro, c’est pour avoir une vie sociale. Je parle aussi de ceux que je connais bien mais qui sont toujours au bistro, comme « la vieille » qui boit son café à l’Amandine tous les midis puis descend en prendre un à la Comète. Elle n’a rien à dire mais elle aime bien son train-train. Je parle parfois de Geneviève qui est repoussée par tous, tellement elle chiante. Elle a été viré de quelques bistros parce qu’elle n’arrêtait pas de parler aux clients. Il y a le vieux Roger, pilier du comptoir de l’Amandine de 10h à 12h30/13h. Il n’est pas chiant. Les copains l’ont pris dans le groupe, on ne peut pas l’éviter. Il radote. Surtout, après quelques verres, il devient raciste. On s’est encore engueulés, hier midi, quand il y a atteint le sommet du grotesque ou de l’ignominie : « tu te rends compte, les étrangers ne peuvent pas éduquer leurs enfants, ils ne parlent pas français ».

Mais c’est aux autres que je pensais, ce matin, en voyant Laurent, ceux qui vont au bistro mais n’y recherchent aucune compagnie. Ils font ce qu’ils veulent. Moi-même, il m’arrive d’aller au PMU pour être sûr de ne trouver aucun des casse-couilles de la bande… mais pas au quotidien pendant plus d’une demi-heure.

Je ne connais rien de la vie de Laurent. Je suppose qu’il n’est pas réellement SDF et qu’il vit dans un foyer dans lequel il rentre relativement de bonne heure, le soir.

Je suppose qu’il a des potes.


Je suppose.

13 commentaires:

  1. "Laurent, c'est notre SDF"

    Je croyais qu'un maire avait droit à un logement de fonction ?

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  2. Tu supposes, tu supposes... Non ! Tu t'inquiètes un peu (et beaucoup en fait).
    SDF ? Pas SDF ?
    Et après ?
    Rien que ce tire de billet : "les solitaires"...

    Merci.

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    1. "titre" pas "tire" (j'ai pas le permis !) ;-)

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    2. De rien.

      Non. Je ne m'inquiète pas. Je sais qu'il a un hébergement et mange à sa faim. Pour le reste je n'ai pas le droit de rentrer dans sa vie privée.

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  3. ⒽⒺⓁⓁⓄ Nico !

    Tant de personnes vivent dans la solitude ou dans des conditions très difficiles ... personne ne sait vraiment parce que ces personnes ne se plaignent pas et ne racontent pas non plus ...

    Toi, je te sens quand même interpellé et tu fais un billet pour nous parler de lui et d'autres de tes connaissances ... tu vois, au moins il y a quelqu'un qui pense à Laurent ... c'est toi, ici sur ton blog.

    MERCI Nico et croisons les doigts pour qu'il aille bien et qu'il soit malgré tout bien entouré.

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    1. Merci. J'essaie.

      Mais mon billet est raté. Je pensais plutôt aux autres.

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  4. Pas un billet raté, en ce sens que tu décris très bien ce monde coupé du monde, dans lequel vivent les SDF, ou des personnes qui sont au fond du trou depuis longtemps, et qui stagnent, et que certains (toi, par exemple), voit encore, Jusqu'à ce qu'ils disparaissent.
    La solitude, les solitudes. Oui, il doit retrouver un foyer le soir, j'espère pour lui, avec l'hiver qui se pointe.

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    1. Je ne suis pas inquiet pour lui comme je l'étais pour Johnny par exemple. Je sais qu'il a un hébergement.

      Pour les voir encore il fait passer le stade de la compassion. Je connais trop de types qui ont l'impression de faire le bien en s'intéressant une fois à un type...

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  5. La solitude, la rue, l'exclusion, interpellent.
    Quelle qu'en soit la cause ... c'est un beau billet.

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