13 septembre 2012

Nul ne connait les bistros

Mon confrère Sarkofrance ayant un commis un billet où il comparait les blogs et les bistros, j’ai fait un billet pour lui répondre que seuls ceux qui connaissaient les bistros pouvaient se permettre de le faire. Pourtant, il faut bien constater que ceux qui le font ne connaissent pas les bistros, voire, à la limite, que personne ne les connaît.

Pour l’anecdote, je voulais le démontrer et suis resté scotché devant ma page, rédigeant des paragraphes puis les supprimant : mon billet devait parler de blogs, pas de bistros. Ca a duré presque une heure, ce qui est exceptionnel chez moi, tant j’ai l’habitude de pondre mes âneries en quelques minutes.

Ca vaut bien le coup d’y consacrer un billet entier, non ?

Tout le monde fréquente les bistros, ne serait-ce que pour bénéficier des toilettes ou boire un demi en terrasse l’été. Beaucoup ont des habitudes, comme boire un café au comptoir le matin ou y déjeuner tous les midis parce qu’ils n’ont pas d’autre choix. Certains y vont parfois le soir avec des collègues ou y passent des soirées festives à l’occasion, plus ou moins régulièrement. Quelques irréductibles, comme moi, sont très assidus.

Du coup, les gens semblent connaître les bistros. C’est assez facile : il faut un patron, des serveurs, un comptoir, une salle, éventuellement une terrasse, … Pourtant, j’ai connu des patrons de bistro – pas beaucoup ! – qui ne connaissaient même pas leur propre boutique. 

Mon blog ne serait pas mon blog sans quelques anecdotes. Début 2008, le patron de la Comète a changé. Il y a mis un couple de « gérants appointés » avec des consignes et des contraintes. L’affaire a rapidement sombré : le patron a essayé d’imposer un mode de fonctionnement qui n’était pas adapté au quartier. On pourrait épiloguer sur les raisons. Il n’empêche que je ne l’ai jamais vu ce qui veut dire qu’il n’était jamais là pendant mes heures de présence. Je peux donc affirmer qu’il ne connaissait pas son bistro. C’est factuel.

Ce gars était un professionnel. Il avait d’autres affaires (deux, je crois) qui fonctionnaient bien. Sa première erreur a été d’imposer un système de fonctionnement dans un lieu qui n’était pas du tout adapté : on ne fait pas une cuisine relativement moderne qui nécessite une dépense de 20 euros par client au minimum (plat, dessert, café), avec un service décontracté dans une vieille brasserie, dans un quartier où on n’est pas sûr que ça pourrait marcher… Il a commis d’autres petites erreurs mais c’est celle-là qui retient mon attention : même un patron de bistro expérimenté peut prouver qu’il ne connaît rien au monde des bistros. Il est même possible que je les connaisse mieux que lui puisque je sais qu’ils ne sont pas nécessairement à l’image de ce que je m’en fais.

Je ne sais pas si vous avez suivi : toujours est-il que si un patron de bistro peut mal connaître les bistros, il n’est pas surprenant que les gens ne les connaissent pas. Pourtant, beaucoup de gens s’imaginent les connaître, il suffit d’un détail. Prenez un type qui prend souvent le café à la même heure le matin. Il y a une forte chance pour qu’il rencontre plusieurs fois par semaine un fournisseur, pour le bar ou pour la cuisine. Le fournisseur finira pas le connaître un peu et ils s’adresseront vaguement la parole. Le type aura l’impression d’être entré dans l’intimité du restaurant et sera persuadé de le connaître alors qu’il n’aura vu ni le service du midi au restaurant ni la fermeture du soir avec les poivrots au comptoir. Le pire est qu’il va extrapoler ce qu’il aura vu à toute la profession.

L’expression  « Discussion de café du Commerce » est à l’origine de nombreuses erreurs de perception des bistros.

Tout d’abord, une page culturelle. Cette expression vient d’une rubrique du Figaro écrite dans son temps par Marcel Dassault. Il avait l’habitude de la rédiger attablé au Café du Commerce, très bel établissement de Paris que je fréquentais à l’époque où j’habitais Rue de Lourmel. Voir l’illustration piquée dans leur site web où il y a une galerie photo. Du coup, "Café du Commerce" est entré dans le nom de la rubrique (j'ai oublié le nom exact). De fil en aiguille, l’expression est entrée dans le langage et les gens s’imaginent une discussion d’abrutis au comptoir. Or, à ma connaissance, le Café du Commerce ne sert pas de consommation au comptoir et compte tenu du quartier et de la politique tarifaire de la maison, la maison n’est probablement fréquentée que par des abrutis.

Au moins, avec mon blog, vous aurez appris quelque chose.

Je peux pourtant vous garantir que les discussions tenues au comptoir sont loin d’être plus débile que celles tenues à table en famille, à la cantine, à la machine à café, en attendant les mômes à la sortie de l’école, chez le coiffeur, …

Je peux vous garantir aussi qu’il n’y a pas plus de cons au comptoir qu’ailleurs. Pas moins non plus, d’ailleurs. Mais il faut bien reconnaître que l’alcool (je ne parle pas de la cuite mais des deux premiers verres) délie les langues…

Après deux verres, on a tendance à tenir des propos qu’on ne tiendrait pas sinon. Le pochetron a d’ailleurs tendance à le nier, même à jeun, car il n’est pas très viril d’admettre qu’on ne supporte pas deux verres de bière… Ceci était un apparté.

Ainsi, les bistros ont une mauvaise réputation, celle d’être fréquentés par des bas de plafond. Je pourrais assez facilement démontrer le contraire, c'est-à-dire qu’un type qui ne va pas au bistro est un con mais ce n’est pas l’objet. Cette mauvaise réputation est renforcée par ce que peuvent observer les gens quand ils rentrent dans un bistro car ils ont un tas d’aprioris.

Par exemple, asseyez-vous en salle, à la Comète, pas loin du comptoir. Vers 19h15, vous verrez arriver un gros noir suivi de près par un gros frisé. Ou dans le désordre. Le gros noir dit au gros normal « Salut gros » qui lui répond « Salut né gros ». Vous allez immédiatement penser que je suis (oui, il s’agit de moi, l’autre c’est Tonnégrande) un gros con raciste et que l’autre un gros con de permettre que je lui dise ça. Tu as tort. Désolé de te tutoyer. Nous sommes uniquement deux imbéciles aimant le comique de répétition au bistro.

« Santé ! » « Mais pas des pieds ! » est un rituel. Une espèce d’autodérision. Mon « Salut né gros » est une plaisanterie destinée aux autres clients. Evidemment, seuls Tonnégrande et Patrice peuvent comprendre que je me moque de tous les racistes autour de nous, dont toi qui as été choqué par mes propos dans le paragraphe précédent sans même te rendre que tu as cru que j’étais raciste parce que tu as vu une différence physique entre Tonnégrande et moi. Moi, je ne la vois pas. Mais ce n’est pas grave.

Dégouté par le fait d’avoir vu des gros cons au comptoir, tu vas aller boire un coup ailleurs, par exemple à l’Amandine. Tu y trouveras quatre dames au comptoir. Il s’agit de la folle trop bavarde dont j’ai déjà parlé dans le blog, de Geneviève, également personnage clé, de Corinne et de sa mère, autres personnages importants.

Comme il y a la folle bavarde au comptoir et Geneviève qui est saoule (surtout dans les jours qui suivent le versement du RSA), tu vas te dire que les quatre sont saoules. Un mauvais fond en toi t'aura fait imaginer des conneries.

D’ailleurs, Corinne et sa mère boivent de l’eau à cette heure… Ils arrivent vers 19h30 à l’Amandine parce que Corinne est rentrée du boulot et a pu aller faire ses courses puis chercher sa mère à la maison pour l’aider à marcher jusqu’au comptoir où elle aura sa seule vie sociale qui consiste à discuter avec le patron et moi et à écouter les deux autres tarées bavasser.

En un quart d’heure de bistro, tu as donc fait deux erreurs d’analyse : Tonnégrande et moi ne sommes pas que des gros cons et Corinne et sa mère ne sont pas des pochetronnes. Néanmoins tu vas vite être conforté dans ton analyse idiote des bistros puisque je vais arriver et me mettre avec les deux dames.

Tu vas donc quitter déçu l’Amandine et tu vas arriver à l’Aéro. C’est un bistro cradingue avec trois ou quatre types au comptoir à cette heure. En arrivant, sans même regarder ce qu’ils boivent, tu vas te dire que ce sont encore des gros cons bourrés. Peu après, tu vas constater que tu ne comprends pas la moitié de ce qu’ils disent. Tu vas donc décider définitivement de classer tous les types de comptoir dans une catégorie d’ivrognes débiles. Sans même constater que si tu ne comprends rien à ce qu’ils disent uniquement parce qu’ils parlent dans un mélange de kabyle et de français.

Arg ! Mon Dieu ! On va se rendre compte définitivement que tu es raciste : tu prends un type qui parle dans une langue ressemblant à de l’arabe et tu crois qu’il est bourré.

Je pourrais continuer longtemps ma promenade dans Bicêtre… Désolé de t’avoir traité de raciste, c’était juste pour démontrer que des erreurs d’analyse peuvent avoir des conséquences idiotes.

Je vais résumer cette partie. Avec ce personnage que j’ai traité à la deuxième personne du singulier, on a vu qu’un type qui faisait brièvement trois bistros se faisait une idée totalement fausse des clients des bistros. Avec mon histoire de café du Commerce, avant, on a vu que les gens n’étaient pas plus con au comptoir qu’ailleurs. En début de billet, on a vu qu’un professionnel des bistros pouvait se planter lamentablement.

Tiens ! Pourquoi j’écris en bleu, subitement. Ah ! Oui ! Pour rythmer.

Je fais souvent des billets à propos des bistros, ici. Récemment, je parlais du Washington. J’y allais après le boulot, vers 19 heures. Souvent, les enfants des patrons arrivaient de chez la nounou et ils se mettaient dans la salle, derrière, pour faire leurs devoirs, encouragés par leur mère. Un jour, la mère n’arrivait pas à comprendre le devoir de math de son fils, en cinquième. Un truc de géométrie. Du coup, elle m’a soumis l’exercice, je l’ai fait. J’ai refusé de donner la solution. J’ai lu le bouquin de math en diagonale (les méthodes ont probablement changé depuis ma jeunesse) et j’ai expliqué à la mère comment résoudre l’exercice et ensuite je lui ai montrer comment aider son fils à apprendre à trouver la solution, en faisant preuve de pédagogie. Les semaines suivantes, ça a continué, c’était très sympa et rigolo.

Dans mon blog, je pourrais probablement raconter plusieurs anecdotes par jour mais ça lasserait les visiteurs. Et moi : je ne vais pas au bistro pour trouver des conneries à raconter dans mes blogs.

L’objet de ce billet est de dire que les gens ne connaissent pas les bistros et en ont une image déformée. Ils ignorent que la dame derrière le comptoir est une mère de famille ou que les deux gros au comptoir sont cadres supérieurs dans leurs entreprises respectives, de gauche, avec les mêmes horaires, passant devant la Comète par nécessité, se connaissant depuis près de dix ans au point d'être devenus amis et plus simples copains de bistro et aimant bien rigoler au comptoir.

Les gens ne connaissent pas les bistros, ils ont oublié que les autres sont aussi des êtres humains. Ils se disent : « je ne suis pas comme ça ».

Ben si.

Ils sont cons, ils devraient aller plus souvent au bistro.


20 commentaires:

  1. Je ne vais plus au café ou au bistrot à cause du fait que c'est non fumeur sauf donc en été.
    Je trouve ton analyse très juste et très fine.
    Tout le monde ne pochtrone pas au bistrot.
    Tous les bistrots ne se ressemblent pas.
    Tu devrais écrire un livre dessus.
    J'aime bien ton écriture, en dehors de toute allégeance(oups)

    RépondreSupprimer
  2. Les bistros proche de chez moi ont une clientèle exclusivement masculine en fin de journée et ... je ne m'y sens vraiment pas à l'aise...
    Par contre le midi à Montreuil près de mon boulot, pour déjeuner pas trop cher, je n'ai que l'embarras du choix et les ambiances sont sympas.
    Et puis je milite pour la tasse de thé au même prix que le café !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. C'est vrai que je vois ça avec une casquette d'homme.

      Pour le thé, je ne suis pas un spécialiste.

      Supprimer
  3. Je viens d'un coin reculé du Finistère ou crois-moi, j'en ai connu des bistrots. Il y en a encore mais je peux te citer plein de noms de bistrots disparus que j'ai fréquentés depuis 35 ans (chez mimi, le concorde, l'enclume, le portobello, le penven, l'escale, l'iguane, l'embuscade, le pacifique, le balny, chez patou, le memestra, l'arlequin, le cougna, le triskel, la courte-paille… Et d'autres encore debout chez tonton, roch ar mor, l'essentiel, enez eoch… (j'aime bien les noms de troquets !)
    De bons et drôles moments, graves aussi. Un troquet n'est pas le même le jour ou la nuit. Par contre ce que tu racontes se retrouve partout et ça touche à ce que tu disais au sujet des disparus. Des brèves de vie échangées au coin d'un comptoir devant un café ou un demi. Certains patrons de bar me voyait plus que ne me voyait ma mère à un jeune âge de ma vie. Des gens qui ont beaucoup compté. Des échanges, de l'entraide, des blagues, des bagarres aussi toutes générations confondues. Et qui font des souvenirs qu'on aime encore se raconter. Parfois c'était épique. Ça existe moins aujourd'hui. Le blog c'est quand même différent. On ne se connait pas ou peu. On ne s'est jamais vus. Il y a la distance aussi. Mais voilà ton sujet m'inspire et j'ai toujours bu avec un modération certaine. ;o)

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. C'est la vie !

      Un jour une patronne de bistro m'a engueulé parce que son mari passait plus de temps avec moi que avec elle.

      Supprimer
  4. Dassault n'écrivait pas sa rubrique pour Le Figaro mais pour son propre hebdomadaire, Jours de France.

    Et je me demande si l'expression n'est pas plus ancienne que sa rubrique.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Oups ! Merci.

      Pour l'expression je crois bien que c'est vrai (je connaissais l'anecdote et vérifier dans Google qui ne détiens certes pas la vérité).

      Supprimer
  5. personnellement, j'aime bien les bars, surtout avec du blanc

    RépondreSupprimer
  6. Oui. Là, je suis avec un gros noir.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Faites gaffe qu'il n'oublie pas sa veste au bar : vous seriez obligé de revenir…

      Supprimer
  7. C'est pas possible. T'es un chômeur. Tu te fous de notre gueule.
    Je m'explique.
    Comment peut-on travailler dans une journée où on fomente et met en forme des billets pareils (environ 8km), tout ça en fréquentant une tripotée de bistros et en prenant le temps d'observer ce qui s'y passe (je ne parle pas de la vie en ville, des transports en commun, des courses, etc).
    Donc tu nous mens depuis le début.
    Demain je snoberai donc Loudéac pour foncer droit sur Noyal-Pontivy ! Bien fait !

    RépondreSupprimer
  8. *** Décidément j'aime te lire Nico !!!! Très bonne analyse ! on sent que tu connais le sujet !!!! ;o)
    Je me suis régalée en te lisant ! MERCI A TOI ! Bonne fin de semaine et attention ... pas trop de bière hein ! LOL ;o) ***

    RépondreSupprimer
  9. Tu as raison, personne ne peut prétendre connaitre tous les lieux ou l'on peut boire, qu'ils soient bars (de village, de quartier, d’étudiant...), brasseries, troquets infâmes ou proprets avec ou sans restauration etc... Que l'on soit le matin, le midi, le soir ou en période de vacances, la perception que l'on en aura sera différente. Seul celui qui reste derrière le bar du matin au soir aura une bonne connaissance de son type d'etablissement.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Ouais. Mais encore faut il qui' il change parfois de type de bistro.

      Supprimer

La modération des commentaires est activée. Soyez patients !